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EconomieAfrique

"Ne pas confondre outil du développement et développement"

30 septembre 2024

Interview avec Moussa Blimpo, enseignant-chercheur à l'Université de Toronto, sur la numérisation en Afrique, ses risques et les chances qu'elle présente pour les Africains.

https://p.dw.com/p/4l212

Moussa Blimpo est enseignant-chercheur à l'Université de Toronto, au Canada. D'origine togolaise, il a travaillé sur les défis liés au numérique en Afrique, notamment pour la Banque mondiale. Suivez cet entretien en cliquant sur la photo ci-dessus.

 

Interview de Moussa Blimpo

 

DW : Moussa Blimpo, est-ce que l'Afrique a une autre relation au numérique que le reste du monde?

Absolument, parce que par définition, je pense que les continents qui sont un peu technologiquement en retard sont les continents qui peuvent bénéficier le plus des nouvelles technologies. Parce que ce que les nouvelles technologies permettent  d'aller plus vite sur le chemin du développement et ne pas forcément seulement avoir à passer par toutes les étapes que les autres pays ont eu à traverser.

Donc clairement, oui, l'Afrique en particulier, étant donnée sa population qui est très jeune, étant donnée la croissance de la population qui est très élevée, étant donné le progrès au niveau de l'urbanisation qui est aussi galopant. C'est clair que le numérique va offrir beaucoup d'opportunités pour contourner certains problèmes qu’autrement on aurait eu à gérer.


Le numérique offre des débouchés dans énormément de secteurs : la santé, l'agriculture, l'éducation... Ça suscite beaucoup d'espoir. Cela dit, il y a encore de grosses difficultés qui perdurent, ne serait-ce, ne serait-ce qu'en termes d'infrastructures, par exemple d'électricité, parce qu'il faut beaucoup d'énergie aussi pour que ça marche.

Oui, absolument. Je pense qu'il faut d'ailleurs même prendre du recul et savoir que le digital, comme toute autre technologie, est un outil avant tout pour le développement. Donc il ne faut pas confondre l'outil du développement avec le développement lui-même. Le résultat que nous atteindrons grâce à cet outil dépendra de l’usage qu’on en fera.

Mais au-delà de ça, même ce que vous avez dit est entièrement vrai : on ne peut pas parler de digitalisation à grande échelle sans régler les problèmes récurrents d'électricité sur le continent si on veut bénéficier également de la digitalisation pour ouvrir les marchés, connecter les gens.

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Une ces gens connectés par le digital, il faudrait effectivement des routes pour que les marchandises aussi soient transférées d'un point A à un point B. Et donc en réalité, le digital nous offre un outil très pertinent pour le développement dans beaucoup de domaines.

Dans l'éducation, le digital peut permettre par exemple aux enseignants d'être beaucoup plus efficaces en classe. Mais le digital ne remplacera pas les enseignants. C'est ce que les recherches nous montrent.

De la même manière, au niveau de l'agriculture, très souvent, vous entendez que le digital peut permettre à ce que les paysans puissent avoir l'information concernant le prix de leurs denrées à différents endroits. Mais la réalité aussi est qu’après qu'on a eu l'information d'un prix élevé de ces denrées dans une autre ville, il faudrait payer le coût du transport [pour acheminer les marchandises dans ces villes où les prix sont plus intéressants].

Mais il est vrai que le potentiel est là, l'engouement est là et les possibilités sont là.


Cela veut-il dire aussi que pour que la numérisation de l'Afrique se passe au mieux et profite réellement aux Africains, il faut que les Africains eux-mêmes participent à son développement, à sa planification pour ne pas que ce soit des grandes entreprises multinationales qui décident justement loin des réalités de l'utilisation ou de la réalisation de cette numérisation en Afrique ?

Oui, vous touchez là le fond du problème et c'est un sujet que nous avons couvert dansl'ouvrage que j'ai coproduit ces dernières années à la Banque mondiale avec mes collègues Tania Begazo et Mark Dutz.

Dans cet ouvrage, le point que nous faisons, c'est qu'en réalité, il faudrait outiller les entrepreneurs africains pour qu'ils puissent développer les outils nécessaires pour résoudre les problèmes de développement sur le continent.

Il ne s'agit pas tout simplement d'adopter les technologies qui ont été développées ailleurs. Certaines de ces technologies qui sont universelles, naturellement, il faut les adopter. On ne cherche pas à réinventer la roue. Mais la réalité est qu’il y a beaucoup de défis en Afrique qui n'existent pas ailleurs.

Prenons par exemple la question de l'informalité. Nous avons des économies qui sont des fois à 90 % informelle. Donc, les possibilités que le digital va permettre, les questions que les entrepreneurs africains doivent régler ne sont pas les mêmes questions que les entrepreneurs dans la Silicon Valley ou à Berlin ou à Paris sont en train de penser pour eux.

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Accéder même à Internet et à un haut débit suffisant pour toutes les activités pour lesquelles on a besoin de se connecter. Il y a les satellites et il y a aussi les câbles sous-marins dont on entend surtout parler quand il y a des pannes. Comment faire pour éviter ça?

Certains de ces problèmes-là relèvent de questions de sécurité et aussi de capacité de nos Etats à pouvoir sécuriser les côtes et à pouvoir gérer les questions de sécurité de façon générale, même au niveau du territoire africain. Ce qu'il faudrait, c'est plus de coopération.


Mais est-ce que ça ne risque pas aussi, cette dépendance aux câbles sous-marins, d'accentuer la disparité qu'il y a, par exemple, entre les Etats enclavés et les États côtiers ? Vous, vous êtes originaire du Togo. Mais comment font le Niger, le Mali ou l'Éthiopie?

Vous parlez justement là des questions de coopération. Il faudrait forcément que la coopération soit renforcée, que l'intégration régionale, sous-régionale, soit plus renforcée.

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 Les pays qui sont enclavés ont des droits. Il y a des conventions internationales, mais au-delà de ces conventions-là qui leur donne un accès quand même au commerce international à travers la mer, il faudrait que la coopération entre les voisins, si on prend en Afrique de l'Ouest, par exemple, que le port de Lomé, le port de Cotonou, le port d'Abidjan soient des ports en réalité pour toute l'Afrique de l'Ouest.


Mais ça fait un levier politique extrêmement fort pour jouer sur ces pays-là.

On voit par exemple les trois pays de l’AES qui ont été soumis à des sanctions économiques, par exemple de la part de la Cédéao, ou les échanges entre le port de Cotonou et le Niger qui ont été suspendus ces derniers mois. On peut imaginer aussi des pays qui disent non, qui, en cas de divergence politique, refusent l'accès à d'autres pays par le biais de leur côte à eux.

Je pense que le problème n'est pas spécifique à l'Afrique. Et ce qui s'est passé avec l’AES, c'est une leçon que nous devons tirer et essayer de faire mieux à l'avenir.

Donc il ne faut pas que tous les problèmes soient traités au même niveau. Je pense qu'il y a des problèmes économiques, il y a des problèmes politiques, il y a des problèmes sociaux, il y a plusieurs genres de problèmes. Il faut pouvoir compartimenter les choses.

 

Au-delà des câbles et de l'alimentation en Internet se pose aussi un autre problème qui est celui des data centers, c'est-à-dire tous ces endroits où sont conservées les données qui sont générées par le trafic Internet.

Je crois que sur l'ensemble du continent africain, on doit être en-deçà de 150 data centers, ce qui est probablement moins de la moitié des data centers dans le seul pays de la France… pour un continent de plus d'un milliard d'habitants ! C'est vraiment le point faible pour le continent.

Les data centers, ça permet à ce qu’Internet soit plus rapide. C'est aussi une question de souveraineté. Je pense qu'il y a un certain nombre de données sur lesquelles les pays voudraient forcément avoir le contrôle.

Mais au-delà de cela, il faudrait que l'Afrique soit pragmatique. Ce n'est pas demain qu'on aura tous les data centers dont on a besoin pour pouvoir prospérer au niveau du digital. Donc il faut essayer de coopérer avec les organisations internationales, les pays partenaires qui ont beaucoup plus d'expérience. Il y a des outils au niveau des grandes entreprises comme Microsoft, Google et tout ça qui peuvent aider à ce que l'on pallie certains déficits dans le court terme. Sans oublier que dans le long terme, l'objectif sera celui d'avoir une souveraineté totale sur ces données.


D'autant que là encore, un data center, ça peut représenter la consommation d'une ville en électricité. Ce sont des structures qui réclament énormément d'énergie, de l'eau aussi, pour les circuits de refroidissement. Ce n 'est peut-être pas partout encore sur le continent qu'on peut ne serait-ce que les construire et les faire fonctionner ?


Ce n'est pas seulement une question de quantité d'électricité qui est déjà un gros problème comme vous le soulevez mais c'est aussi la qualité de l'électricité. Les data centers les plus efficaces ne permettent pas d'interruption de l'électricité. Il faudrait une électricité de très grande qualité, de très grande fiabilité pour les faire fonctionner.

Escales : l'accès à internet

 

Une dernière question, Moussa Blimpo, sur le volet juridique parce que toutes ces données qui transitent, qui sont générées et qui concernent la vie des citoyens ou les affaires des entreprises, il faut les protéger. Il ne faut pas qu'elles tombent dans n'importe quelles mains.

Est-ce qu’actuellement la plupart des Etats du continent africain, selon vous, sont en mesure d'adopter un cadre législatif et de l'appliquer ensuite qui permette cette protection pour éviter les dérives en utilisant ces données, par exemple dans un Etat autoritaire à des fins répressives, ou si un groupe armé ou des individus malintentionnés mettaient la main sur ces données ?

Quand vous regardez, même à l'échelle mondiale, la plupart des pays se cherchent. Il faut se demander si les données appartiennent à l'individu ou aux plateformes. Et quel type de données? Toutes ces questions-là sont des questions actuellement où beaucoup de pays sont en train de se chercher.

Il paraît qu'il y aurait trois modèles : l'approche américaine, l'approche plutôt européenne et une approche chinoise. Et la plupart des conversations sur ces questions-là concernant l'Afrique auxquelles j'ai participé, c'est toujours de réfléchir autour de ces trois différents modèles.

Mais en réalité, il faudrait que, au niveau sous-régional et régional, l'Afrique réfléchisse à son propre modèle, à savoir comment on veut traiter les données du digital. Il faudrait avoir une approche qui va être forcément différente de ces autres modèles-là qui, eux, sont des modèles adaptés dans un cadre de pays développés.

Je pense que beaucoup de pays mettent un peu la charrue avant les bœufs et le risque de réguler serait de retarder l'innovation. Il faut tirer les leçons du monde, mais pas forcément adopter ces leçons-là, mais essayer d'apprendre de ces leçons pour pouvoir générer ses propres solutions.

Je pense que l'avenir est plutôt radieux, en partie grâce au digital. Mais je reviens au point de départ qui est que le digital n'est qu'un outil et le résultat qu'on aura du digital dépendra de la manière dont on l’a utilisé. Donc il faudrait pas confondre l'outil du développement avec le développement lui-même.